CHAPITRE XVI
Lien Rag, malgré sa longue course de trois heures, n’avait trouvé que deux énormes goélands morts, précipités par les vents contre la glace. Ils pesaient chacun vingt kilos et il se demandait si on pourrait en tirer de l’huile. Il revenait fatigué et triste vers le loco-car immobilisé au loin. Ils s’étaient dispersés pour rechercher des cadavres d’animaux, espérant chacun trouver un phoque ou un manchot. Normalement, ils auraient dû communiquer entre eux pour annoncer la bonne nouvelle, mais comme Lien n’avait reçu aucun appel il se doutait que les autres rentraient également bredouilles.
Leouan avait trouvé un petit manchot moins gros que les goélands et le professeur trois rats dodus.
— On peut essayer de prélever la graisse des goélands pour faire fonctionner la petite chaudière à lard, dit Leouan, mais nous serons déçus. Et le défaut de chaleur commence d’avoir une sale influence sur les appareils, les batteries et les organes fragiles des moteurs.
La nuit n’allait pas tarder. De toute façon les voies étaient recouvertes d’une couche verglacée impossible à attaquer sans les moteurs, mais il faudrait aussi le petit laser de route.
— On nous retrouvera congelés, dit Harl Mern philosophe. C’est une mort banale depuis trois siècles. Des millions d’êtres humains ont fini ainsi. Durant la Grande Panique, ce fut l’hécatombe la plus colossale. Des milliards d’hommes engloutis sous la marée des glaces.
Leouan retrouvait des gestes primitifs pour dépecer les animaux à coups de hache. Elle récupéra les blocs de graisse des goélands et alluma un réchaud avec du papier. La petite chaudière étant trop longue à chauffer, elle utilisa une casserole et obtint bientôt un mélange jaunâtre écœurant qu’elle filtra. La chair et les os se séparèrent de la graisse qu’elle mit dans le réservoir de la chaudière à lard. Bientôt celle-ci fonctionna et ils y jetèrent les fragments des autres goélands, des rats et du petit manchot.
— Incroyable qu’on n’ait pas trouvé mieux, disait Harl Mern. Une telle tempête laisse des déchets.
— Cette Dépression Indienne est désertée par les animaux depuis des décennies. Seuls les imprudents ont été emportés par les vents.
Le résultat fut quand même décevant. Une dizaine de litres d’une huile douteuse qui pouvait gripper les moteurs diesels.
— On peut juste l’utiliser pour se réchauffer un peu. Le brûleur, lui, dévore tout.
Au bout de quatre heures la température remonta dans le loco-car, mais cette huile n’avait pas un bon rendement et, avant le lever du jour, il n’y en aurait plus une goutte. Ils se réchauffèrent quand même, mangèrent et burent. Ils connurent quelques instants agréables et Leouan en profita pour essayer de provoquer les confidences du professeur. Il paraissait réticent à son égard. Comme s’il craignait de la décevoir.
— Bon, d’accord, les hérésiarques ont été condamnés par ce concile de Chalcédoine, mais quels sont les rapports de ce fait avec les Roux ?
— C’est quand même plus compliqué que ça, disait Harl Mern, et je crains que vous ne puissiez l’admettre que difficilement.
— Je ne suis pas stupide, s’emporta la métisse. J’ai fait des études et je suis considérée par les miens, en Zone Occidentale, comme une personne cultivée dans bien des domaines, scientifiques et historiques. Bien sûr, je ne connais pas grand-chose à vos légendes religieuses, ni à vos écrivains anciens.
— Ne vous fâchez pas… Mais je préférerais en rester là. Je n’ai pas les preuves concrètes et seul Lien Rag m’accorde quelque crédit. Et encore. Je me suis si souvent trompé au sujet des Hommes du Froid.
— Le concile a pris quelles mesures ?
— Je ne sais pas. Mais bien des gens ont pris peur et ont fini par s’exiler loin des territoires chrétiens. À cette époque, le christianisme devenait la principale religion dans le bassin méditerranéen et même en Asie Mineure. Ils durent aller très loin pour cesser d’être persécutés.
— Mais qui étaient-ils ?
— Il y avait des groupes divers… Certains se sont installés en Asie centrale, vers des lieux qui ne vous diront rien aujourd’hui. Mettons l’Inde ou l’U.R.S.S… C’est-à-dire la Sibérienne. Ils se sont certainement séparés pour des raisons de sécurité mais aussi à cause des disputes, des mésententes. Je manque de précisions sur cette diaspora qui ne fut quand même pas très importante, à peine quelques centaines de personnes, peut-être deux ou trois mille… Rien de comparable à celle des Juifs.
Soudain il y eut un choc sourd contre la paroi droite du loco-car. Puis un autre. Lien Rag sortit son pistolet, enfila sa cagoule.
— Je vous en prie, dit Harl Mern. Ça peut être très dangereux. Dans ces régions mal connues… Souvenez-vous des Garous dans le nord… Il y a aussi des pirates…
Lien Rag passa dans le sas et éclaira une forte lampe autonome dont il dirigea le faisceau vers l’arrière du loco-car, là où on avait cogné. Il vit une silhouette vaguement humaine.
— Que voulez-vous ?
Il se trouva stupide de poser une telle question dans une solitude aussi effrayante. Cet inconnu devait avoir besoin de secours. Il pensa à un marin du destroyer X. B. emporté par la tempête et qui avait réussi à les rejoindre. Ou n’importe quel individu tombé d’un train.
Il marcha sur la banquise et soudain se mit à rire, commuta sa radio :
— Venez voir, les amis. Un cadeau inestimable.
C’était un gros morse grièvement blessé. Il laissait une traînée sanglante sur la banquise. Il s’était instinctivement approché du véhicule immobilisé. Leouan le rejoignit la première, sa hache à la main, sans intention précise au départ. Elle avait saisi le premier objet de défense à sa portée.
Sans que Lien Rag puisse intervenir, elle fracassa la tête de l’animal. Il en fut choqué. Bien sûr, c’était inespéré pour eux, mais Leouan n’avait pas pris le temps de s’attendrir hypocritement sur l’animal. Lui l’aurait fait. Il pensa qu’elle était plus saine que lui dans le fond.
— On va le débiter maintenant. Il n’y a pas un instant à perdre.
— Mais demain…
— Tu veux que les prédateurs accourent ? Les rats, puis les goélands, puis les loups ?
Elle avait raison et le carnage commença. La chaudière ronflait et produisit cinquante litres d’huile toutes les heures. Le morse, c’était un morse très vieux, très lourd, devait dépasser les mille kilos. Ils n’en finissaient pas de trancher dans cette masse de graisse qui devenait très vite dure comme du fer.
— Nous aurons une autonomie de cinquante heures pour le moins, peut-être plus. C’est une chance inouïe. J’ai cru que nous allions périr.
Leouan exultait et il la considérait avec surprise. Sa combinaison était souillée par le sang, les excréments, la graisse de l’animal et elle ne cessait de travailler, de stimuler le feu, de vider la chaudière en filtrant l’huile qu’elle transvasait dans les réservoirs. Dans le loco-car, la température remontait, tous les réchauffeurs marchaient et les instruments, les organes délicats fonctionneraient peut-être à nouveau. Harl Mern participait à cette fête barbare sans rechigner. Il transportait des quartiers bien trop lourds pour lui. Il voyait dans la découverte de cet animal une nouvelle raison d’espérer. Dans quelques jours, il se retrouverait en bonne compagnie dans les laboratoires du professeur Ikar, en train de poursuivre ses recherches sur les Roux.
Ils en finirent avec l’animal un peu avant le lever du jour et, exténués, durent s’allonger sur leurs couchettes. Durant leur sommeil, des prédateurs vinrent s’attaquer à la carcasse et aux os. Des loups certainement, car ils retrouvèrent de gros os broyés avec force, vidés de leur moelle.
— On peut se chauffer, dit Lien Rag, mais pas forcément naviguer. Pour racler cette couche de glace il faudrait une trop forte dépense d’énergie. Il faut attendre les brise-glace.
— Le destroyer des Tarphys aussi ? demanda Leouan. Nous ne sommes pas hors de danger.